Nous sommes en 1991. Notre partie du monde constitue la moitié d’un monde bipolaire pour quelques mois encore, mais le mur le plus célèbre de cette époque est tombé depuis déjà deux ans. De l’autre côté de la planète, la libération de Nelson Mandela après vingt-sept ans de prison symbolise la fin d'un apartheid.
Et en 1991, les gens ne savent plus de quel film parler : Terminator is back, Michael Keaton est Batman, Keanu Reeves est un flic-surfeur et Anthony Hopkins suit un régime alimentaire très particulier sous le nom d’Hannibal Lecter.
La culture geek sort peu à peu du bois et peut profiter du dernier volet de Retour vers le Futur avant de jouer à des Sonic, Lemmings ou encore Zelda.
À cette époque, la notion d’ordinateur personnel se répand, mais il faudra attendre encore trois ans avant de voir apparaître le World Wide Web.
Et dans ce monde qui n’est pas encore un village, un étudiant finlandais nommé Linus Torvalds s’apprête à révolutionner l’histoire de l’informatique.
🎼All the Man That I Need 🎙️🎸♫
Né le 28 décembre 1969 en Finlande, Linus Torvalds, un Finlandais suédophone, est le fils d’un journaliste devenu politicien européen et le petit-fils d’un poète et d’un statisticien. Ayant découvert l’informatique à l'âge de 11 ans via un Commodore VIC-20, précurseur du populaire Commodore 64, Linus s'est intéressé à la programmation et a commencé des études en informatique à l’université d’Helsinki en 1988.
Durant ses études, passionné par la programmation, il créa divers logiciels, dont des jeux et un éditeur de texte, et s’initia aux concepts des systèmes UNIX.
Après avoir acquis un ordinateur équipé d'un processeur Intel 80386, le dernier cri de l’époque, il souhaitait y installer un système d’exploitation de type UNIX à des fins pédagogiques. À cet effet, il acquit le livre "Operating Systems: Design and Implementation" d’Andrew Tanenbaum, qui, pour illustrer les concepts de son livre, incluait le code source de MINIX, un système d’exploitation minimaliste ressemblant à un système Unix mais destiné à une utilisation pédagogique.
Toutefois, Linus réalisa que MINIX ne pouvait pas pleinement exploiter les performances de son processeur 32 bits, MINIX étant limité à 16 bits. Il décida alors de modifier le système MINIX de son ordinateur personnel, en commençant par un émulateur de terminal pour se connecter aux machines de l'université d’Helsinki. Au fil des mois, il enrichit son émulateur de terminal de nombreuses fonctionnalités, au point de remplacer MINIX pour certaines tâches.
Cependant, suite à une erreur, Linus Torvalds corrompit des parties essentielles de son système MINIX, rendant son ordinateur inutilisable. À cet instant, Linus devait faire un choix :
- Réinstaller un système MINIX et réimplémenter ses modifications et améliorations.
- Installer un système UNIX libre, un projet soutenu par BSD (Berkeley Software Distribution).
- Ou finalement, installer un système UNIX propriétaire compatible avec son processeur.
Cependant…
- Bien que le code source de MINIX fût librement disponible, Andrew Tanenbaum n'était pas ouvert aux propositions de modifications. Cette solution impliquait de repartir sur la base d’un système d’exploitation qui ne le satisfaisait pas, une perspective qu'il ne désirait plus;
- Le système d’exploitation proposé par BSD était, à l’époque, entouré d’une incertitude légale due à l'utilisation de code propriétaire d'AT&T. Le procès en cours et le risque potentiel de devoir changer de système d’exploitation ne le motivaient pas à s’investir profondément dans ce système;
- Enfin, l’achat d’un système fermé ne lui permettait pas de poursuivre ses expérimentations et apprentissages. De plus, cela aurait nécessité le déboursement d'une somme élevée pour l’époque, alors que son ordinateur lui avait déjà coûté cher.
Suite à ces réflexions, Linus prit la décision… de ne choisir aucune de ces options.
IIl repartit sur la base de son émulateur de terminal, qui lui offrait déjà de nombreuses fonctionnalités. Il y ajouta celles qui manquaient et qui étaient jusque-là assurées par MINIX, puis il compléta avec certaines briques logicielles du projet GNU.
Ayant, par la nécessité de faire refonctionner sa machine, créé un véritable noyau de système d'exploitation, Linus nomma ce projet quelque peu désordonné "Freax".
Il considérait en effet son projet comme une bizarrerie, voire une monstruosité, mais il s'efforçait de respecter au maximum les normes des systèmes UNIX. "Freak" plus le "x", lettre commune aux noms des systèmes UNIX, donna "Freax". Souhaitant partager son code avec d'autres personnes intéressées par les systèmes d'exploitation, il déposa le dossier "Freax" sur le serveur FTP de l'université. Ce dossier fut ensuite renommé "Linux" par l'administrateur du serveur, désireux d’identifier clairement à qui appartenaient les différents dossiers.
Ce message reçut un accueil positif et déclencha diverses marques d'intérêt, suivies des premières contributions externes qui proposaient des améliorations de code et diverses modifications.
🎼Coming Out of the Dark🎙️🎸♫
Quelques mois plus tard, Linus Torvalds, toujours étudiant, assiste à une présentation donnée par Richard Stallman. Ce dernier, proclamé comme le gourou du logiciel libre, est en pleine tournée dans les universités et centre de recherche afin de promouvoir le projet GNU et la licence GPL qui garantissent le caractère libre des logiciels utilisant cette licence.
Bien que le code de Linux, publiquement disponible, ait déjà une licence choisie par Torvalds, ce dernier était bien conscient des restrictions légales de cette licence concernant une utilisation commerciale, qui pourraient potentiellement entraver l'utilisation de Linux par des entreprises dans le futur. Convaincu par la présentation d'automne 1991 de Stallman, Linus Torvalds décida de publier le code source du projet Linux sous la licence GPL2. Ce choix visait à pérenniser le caractère libre de son projet, tout en permettant une utilisation commerciale sous des conditions précises.
Cependant, ce choix de licence eut une autre conséquence majeure !
Pour rappel, en 1991, le projet GNU est empêtré dans un projet titanesque : développer la pièce manquante du grand puzzle, un système d’exploitation entièrement libre et solide d’un point de vue légal. Or, en choisissant la licence GPL, Torvalds a rendu le noyau Linux pleinement compatible (légalement parlant) avec l’ensemble des outils du projet GNU. Motivés par la vision de voir aboutir le projet GNU, un nombre croissant de développeurs ont travaillé à intégrer (techniquement) l’ensemble des composants GNU avec le noyau Linux pour atteindre un système d’exploitation complet, fonctionnel et entièrement libre.
Torvalds dira lui-même plus tard : "Mettre Linux sous licence GPL a été la meilleure chose que j’aie jamais faite."
Ainsi, dès décembre 1992, les premiers systèmes d’exploitation GNU/Linux (souvent abrégés en Linux) étaient disponibles à l’installation... librement.
🎼(Everything I Do) I Do It For You🎙️🎸♫
Par la suite, Linux eut un succès croissant ainsi qu'une augmentation continue du nombre de contributeurs, notamment grâce à l'approche collaborative privilégiée dès le début du projet par Torvalds.
Contrairement à un projet informatique classique, où un développement est planifié et structuré en étapes successives, Linus permettait aux développeurs motivés de proposer à tout moment des modifications diverses sur différents aspects du noyau. Ces derniers, quel que soit leur lieu d'origine, étaient libres de venir et de repartir comme bon leur semblait et, dans le meilleur des cas, d'apporter une contribution technique au projet. Cet aspect anarchique dans l'organisation du développement a été par la suite décrit comme un "bazar", en opposition au développement classique (la cathédrale) des projets informatiques, et notamment du système d'exploitation concurrent BSD.
Au début des années 2000, ce mode de fonctionnement rencontra ses premières limites. Avec une centaine de développeurs contribuant régulièrement au noyau Linux, il devenait extrêmement compliqué de gérer l'intégration de ces différents apports, en particulier lorsque des contributions modifiaient des parties semblables du code source.
Pour résoudre cette difficulté, Linus décida en 2002 d'utiliser un logiciel de gestion de versions décentralisé : BitKeeper. L'aspect décentralisé était impératif pour Torvalds, car il lui permettait de garder le caractère apparemment anarchique du développement du noyau. Un logiciel centralisé l'aurait en effet contraint à créer un accès au serveur central pour chaque contributeur.
Mais BitKeeper était propriétaire ... et également payant. Bien qu'une version gratuite fût disponible pour les développeurs de projets libres, le choix d'utiliser un logiciel propriétaire pour gérer le développement d'un projet phare du monde du logiciel libre fut fortement critiqué, notamment par Richard Stallman. Après de nombreuses controverses et frustrations à ce sujet, la solution vint de la société gérant BitKeeper, qui mit fin à la version gratuite de son logiciel en 2005, obligeant ainsi la communauté des contributeurs de Linux à choisir une autre solution.
Désirant poursuivre avec un logiciel décentralisé et n'étant pas convaincu par les alternatives existantes, Linus fit ce qu'il fait le mieux : créer sa propre solution.
La première version du logiciel git créé par Linus Torvalds fut ainsi publiée en décembre 2005.
Ce projet, créé pour gérer le développement collaboratif du noyau Linux rencontra un succès bien au delà de son objectif premier et devint en quelques années le système de gestion de versions de référence.
Utilisé par une large majorité de développeurs, ce gestionnaire de version de code est à la base technique de la plateforme web GitHub extrêmement populaire parmi les développeurs de logiciels libres et open source.
Linus Torvalds ayant depuis transmis la maintenance de git à un de ses contributeurs (Junio Hamano), ce projet continue aujourd'hui d'évoluer indépendamment de son créateur.
Cependant, tout chemin auréolé de succès traverse, au fil de son histoire, diverses embûches ...
🎼Can't Stop This Thing We Started🎙️🎸♫
L'intérêt croissant des professionnels envers Linux et les logiciels libres en général commença à inquiéter les acteurs traditionnels de l'informatique, dont l'essentiel des revenus était basé sur les licences de leurs logiciels propriétaires.
Souvent présenté comme le principal opposant à l'expansion de Linux, Microsoft vit, dès 1998, son positionnement interne envers ce dernier être mis en lumière avec la fuite des dénommés "documents d'Halloween". Fuitant au fil des années, ces documents successifs témoignent de l'évolution de la vision de Microsoft envers Linux : passant de l'inquiétude à l'opposition directe. Un moment majeur de cette opposition fut lorsque Steve Ballmer, le PDG de Microsoft, déclara :
Linux is a cancer that attaches itself in an intellectual property sense to everything it touches.
Visant plus largement la viralité de la licence GPL, Linux et les logiciels libres sous licence GPL étaient perçus comme des ennemis à combattre ardemment.
Cependant, le point culminant de cette opposition entre les acteurs traditionnels et le monde du libre eut lieu en 2003 devant les tribunaux. À cette époque, la société Santa Cruz Operation, vendant des versions propriétaires de UNIX, attaqua la société IBM en justice, l'accusant d'avoir intégré dans Linux des parties propriétaires de UNIX. Indirectement, c'était la philosophie sous-jacente des logiciels libres et leurs développements collaboratifs qui étaient visés, tentant de les discréditer d'un point de vue légal.
Heureusement, ces oppositions n'ont pas porté leurs fruits et la popularité des systèmes GNU/Linux a continué de croître parmi les informaticiens professionnels. Si la seconde moitié des années 90 vit le noyau Linux être reconnu par certains grands acteurs de l’informatique, c'est véritablement à l'aube du nouveau millénaire qu'un tournant majeur s'opéra dans l'histoire de son succès.
En effet, à la fin des années 1990, IBM établit la stratégie d'utiliser GNU/Linux pour l’ensemble de ses serveurs ... et d’y investir l'équivalent d’un milliard de dollars.
Se basant sur l'idée que l'amélioration collaborative du noyau permettrait tant de mutualiser les coûts (notamment de développements communs) que d'innover plus rapidement autour de cette technologie en évolution rapide, IBM a été un acteur clé dans l'adoption massive de Linux par le monde professionnel... Adoption que "l'affaire Santa Cruz Operation" n'arrivera pas à enrayer.
Observant cette orientation stratégique d'un géant de l'informatique, de nombreuses autres entreprises emboiteront le pas.
First they ignore you, then they laugh at you, then they fight you, then you win.
Aujourd'hui, Linux a gagné.
Bien qu'inconnu par une large partie des utilisateurs, le noyau Linux équipe plus de la majorité des systèmes d'exploitation actuellement dans le monde.
Les systèmes d'exploitation GNU/Linux dominent le marché des serveurs tandis que les systèmes Android sont au coeur de plus de 70% des smartphones.
Aujourd'hui, Linux est reconnu dans l'informatique professionnelle.
La fondation Linux est soutenue par des entreprises technologiques parmi les plus importantes du monde : Google, Facebook, Amazon, Microsoft, Samsung, Huawei, etc.
Même Microsoft, qui considérait Linux comme un cancer il y a deux décennies, affiche à présent "Microsoft <3 Linux".
Aujourd'hui, Linux est partout.
Dans la majorité des serveurs informatiques et des téléphones, dans la totalité des supercalculateurs ou des ordinateurs embarqués (par exemple dans les voitures). Linux est technologiquement omniprésent.
Au delà d'une réussite en terme de "parts de marché", c'est surtout la réussite d'un modèle d'organisation anarchique et décentralisé qui est toujours le même que celui prôné par Linus Torvalds dès 1991.
Cette organisation en "bazar" a permis la contribution de milliers de programmeurs au noyau Linux afin de l'améliorer, d'étendre ses fonctionnalités ou de le rendre compatible avec une variété de plus en plus large de matériels.
Linus aujourd'hui.
En 2023, Linus Torvalds continue de diriger le développement du noyau Linux depuis 30 ans et d'en donner les orientations globales. Endossant le titre de "dictateur bienveillant à vie ", il garde un rôle central et une influence majeure au sein de la communauté.
Connu par les contributeurs du noyau Linux pour ses remarques acerbes et souvent excessivement agressives, Linus Torvalds a communiqué prendre une pause de quelques mois durant l'année 2018 afin d'améliorer cet aspect de sa personnalité, en reconnaissant que son comportement générait un environnement non-sain professionnellement.
Admiré pour ses qualités professionnelles et souvent détesté pour ses défauts relationnels, Linus Torvalds a, quoiqu'il en soit, laissé une empreinte indélébile sur le monde du logiciel libre.
Portant à son tour la vision de la collaboration ouverte et de l'accès à la technologie via Linux ainsi que git, il a démontré la fiabilité et la réussite du modèle libre du développement logiciel via ses réalisations fructueuses.
Note de l'auteur :
Si cette série d'articles vous a inspiré à découvrir plus en profondeur le monde du logiciel libre et open source, vous pouvez retrouver les projets et leurs développeurs à la conférence mondiale du FOSDEM qui se déroule à Bruxelles chaque année durant le premier week-end de février. Vous pourrez également y retrouver nos SFEIRiens. ;)